Souvenez-vous, en 2005, le normalien Jean-Paul Brighelli analysait froidement l’échec de notre système éducatif dans La fabrique du crétin. Quatorze années plus tard, Michel Desmurget rouvre le débat avec La fabrique du crétin digital. Docteur en neurosciences, directeur de recherche au CNRS, l’auteur nous propose une synthèse détaillée des savoirs scientifiques concernant le danger des écrans sur le développement des enfants et adolescents.
Écrans numériques récréatifs, un problème majeur de santé publique ?
La fabrique du crétin digital s’ouvre sur une citation d’Alexis de Tocqueville qui donne le ton – « Il ne faut point se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous ; car, s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds ».
Tout un programme me direz-vous ! Et pourtant, il ne s’agit pas d’un « énième livre anxiogène et culpabilisant » comme le déplorent certains ou d’un nouveau coup marketing – les neurosciences ont le vent en poupe. Non, La fabrique du crétin digital vous donne accès à des informations scientifiques étayées et qui font, pour certaines, consensus depuis des décennies. Des informations disponibles mais inaccessibles au commun des mortels (publications en Anglais, payantes, réservées aux scientifiques, etc.). Bref, des informations indispensables pour se forger une idée sur l’épineuse question des écrans et de leur « consommation » dite raisonnée.
Un usage abusif et exponentiel des activités numériques
Pas d’explications fumeuses donc sur le cerveau de nos bambins face « au pouvoir » des écrans mais plutôt des faits. Et le premier – le temps passé sur les écrans récréatifs – donne le vertige : « dès 2 ans, les enfants des pays occidentaux cumulent chaque jour presque 3 heures d’écran en moyenne. Entre 8 et 12 ans, ils passent à près de 4h45. Entre 13 et 18 ans, ils effleurent les 6h45. […] Exprimé en fraction du temps quotidien de veille, cela donne respectivement un quart, un tiers et 40% ». Soit très peu de temps restant pour ce qui construit et soutient le développement des enfants – au-delà d’une nourriture saine et d’un sommeil de qualité – à savoir les relations humaines, les jeux et les apprentissages de toutes sortes (scolaires, sociaux, sportifs, artistiques…). La vie en somme.
À partir de ce constat, Michel Desmurget détricote nombre de concepts hasardeux comme celui des « digital natives, générations X, Y, Z ou lol » au cerveau mutant capable de réaliser plusieurs tâches à la fois. Il revient également sur la numérisation de l’école à marche forcée et son échec relatif tout en levant le voile sur le lobbying de l’industrie du numérique. Il nous rappelle la stratégie toujours payante des influenceurs qui consiste à semer le doute sur l’état des connaissances scientifiques plutôt qu’à apporter des preuves solides.
Des études trompeuses et déloyales relayées indifféremment
Et enfin, il commente avec beaucoup d’ironie les articles relayés par les médias à propos de résultats d’études scientifiques trop beaux pour être vrais. Un exemple s’il en est, celui des jeux vidéo qui, selon certains auteurs, « augmenteraient les résultats scolaires » ou « développeraient l’attention ». Pour Michel Desmurget, « la mariée semble trop belle » : ici, les auteurs ont passé sous silence qu’il est question d’attention visuelle et non d’attention focalisée. Une forme de distractibilité qui augmenterait donc avec la pratique quotidienne de certains jeux vidéo, au détriment de la concentration (indispensable aux apprentissages scolaires). Quelle tromperie, quel joli mensonge par omission !
Un peu moins de 200 pages sont nécessaires à l’auteur pour cadrer son sujet – la consommation astronomique par notre jeunesse du numérique récréatif sous toutes ses formes (smartphones, tablettes, ordinateurs, télévision, etc.) – et déconstruire le mythe selon lequel cette même génération possèderait une intelligence « différente », hyperconnectée et multitâche. Autant de pages exposent ensuite clairement les dangers des écrans pour nos enfants.
Surstimulation sensorielle, le cerveau en construction souffre
Ces dangers sont présentés tour à tour, études unanimes à l’appui : impact négatif sur la réussite scolaire, et bien plus profondément sur l’intelligence elle-même « depuis le langage jusqu’à la concentration en passant par la mémoire, le QI, la sociabilité et le contrôle des émotions ». Impact majeur sur la santé (sommeil dégradé, sédentarité, influence mortifère des contenus : tabagisme, alcoolisme, obésité), et enfin, formatage des représentations sociales (conduite sexuelle à risque, image altérée du corps, violence banalisée).
Pour Michel Desmurget, « d’un point de vue strictement épidémiologique, la conclusion à tirer de ces données se révèle assez simple : les écrans sont un désastre ». On peut trouver ce livre déprimant et c’est vrai qu’il n’est pas réjouissant. On peut aussi se trouver bien heureux d’entendre au milieu du bruit ambiant qui entoure « Le » numérique, une petite musique qui nous éclaire différemment sur l’action éducative à mener auprès de nos enfants.
Moins d’écrans, une vie à réorganiser
En fin d’ouvrage, sur la base des principes qu’il a développés au fil des pages, l’auteur propose sept règles pour encadrer l’usage des écrans. Selon lui, « c’est toute l’écologie familiale qu’il faut réorganiser » car pour astreignantes qu’elles soient, ces règles vont libérer du temps. Un temps qui demandera à être apprivoisé.
Voici les 7 règles :
- Pas d’écrans avant 6 ans.
- Après 6 ans, pas plus de 30min à 1h par jour, tous usages cumulés.
- Pas dans la chambre.
- Pas de contenus inadaptés.
- Pas le matin avant l’école.
- Pas le soir avant de dormir.
- Une chose à la fois (un écran sans faire autre chose en même temps).
Anne-Soline Sandy – www.lamanuscrite.nc
Rééducation de l’écriture à Nouméa, Nouvelle-Calédonie.
Pour aller plus loin
DESMURGET Michel
La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants.
Seuil, 2019, 427 pages.
DEHAENE Stanislas
Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines.
Odile Jacob, 2018, 380 pages.
Pour mieux comprendre le fonctionnement du cerveau qu’évoque Michel Desmurget, je vous recommande la lecture de cet ouvrage de Stanislas Dehaene, normalien, docteur en psychologie cognitive, ancien directeur de recherche à l’INSERM, Professeur au Collège de France.
DUCANDA Anne-Lise
TERRASSE Isabelle
Ces deux médecins de la protection maternelle et infantile ont lancé en 2017 une alerte vidéo sur les conséquences graves des écrans sur les enfants de 0 à 4 ans. Visible sur Youtube ici.
TISSERON Serge
Si l’approche de Michel Desmurget vous semble par trop radicale, consultez les balises 3-6-9-12 ans imaginées par ce psychiatre, docteur en psychologie.